Bonne nouvelle !  Ma nouvelle nouvelle, c’est cadeau et elle s’appelle Prévoir, dit-elle, un conte de fé(te)es qui pique un peu mais très gai néanmoins ! Vous pouvez la lire en entier juste en dessous. Si celle-ci vous plait et que vous voulez en lire d’autres, elles sont à votre disposition dans le petit recueil que j’ai auto-édité sur la plate-forme Librinova, en version numérique pour l’instant.

Il y en a neuf et c’est ICI :   Ainsi font, font, font..

Prévoir, dit-elle

Suite à une grève de Météo France l’orage prévu demain soir est annulé. Citation de Grégoire Lacroix ; Les euphorismes de Grégoire, Tome 3 (2017).
Mel était née prévoyante, c’était pour elle une question de survie : elle avait déjà dû se battre pour venir au monde car manifestement, ni le joli Henri ni sa bonne amie Rose n’avaient programmé sa conception après qu’ils se soient allongés à l’arrière de la vieille Coccinelle pour échanger quelques caresses. L’imprévoyance du jeune couple et leur manque criant de connaissances anatomiques avaient également profité à Mel qui était arrivée en moins d’une heure sur cette même banquette, 9 mois plus tard, en hurlant son appétit de vivre et sa grande soif de liberté.

En 66 ans, elle n’avait jamais dérogé à ce principe de base : vivre, c’est prévoir et c’est la raison pour laquelle elle avait projeté au moment de sa retraite, de s’installer chez sa mère, dans son petit pavillon de la banlieue parisienne, en anticipant une baisse substantielle de ses revenus.
Quand Mel était fourmi sombre et pessimiste, Rose sa mère était cigale rayonnante et insouciante. Rose lisait le célèbre Traité sur le bonheur de Marcel Leblanc et ne jurait plus que par ce bel homme, aux traits réguliers et au nez aquilin qu’elle comparait à son défunt mari et qu’elle écoutait religieusement, quand l’occasion s’en présentait, sur sa petite Sony portative. Mel, à l’inverse, rejetait avec véhémence ces feel good stories qui visaient selon elle à décerveler l’ensemble de la population et leur préférait la méchanceté et la misanthropie d’un Michel Houellebecq bien saignant qui la renseignaient mieux que quiconque sur l’état de notre monde contemporain.

Malgré deux conceptions de l’existence diamétralement opposées, Mel et Rose s’entendaient bien, leur modus vivendi reposait sur un pacte implicite de non-agression, la mauvaise humeur de l’une s’émoussait instantanément sur la lisse surface de l’autre, les conversations tournaient essentiellement autour de la météo et les débats ne portaient que sur les courses au supermarché et le contenu de leurs assiettes. Pas de quoi s’étriper ni fouetter un chat. Elles avaient choisi de mettre en commun leurs économies et leurs solitudes respectives et il n’était plus envisageable à leur âge de rompre cet équilibre pour un quelconque conflit. Un compte joint sur lequel tombaient chaque mois la pension de réversion de Rose et la retraite de fonctionnaire de Mel et le partage des charges de la maison leur laissait entrevoir un avenir à peu près serein. Rose ne supportait pas l’idée de finir ses jours en EHPAD, Mel comprenait bien cela, elle aimait aussi les odeurs du jardin et le soleil dans la petite véranda et ne souhaitait pas réintégrer son studio au 6ème étage de la tour des Lys de la Croix de Berny. Leur vie commune, sans les satisfaire entièrement, leur apportait une sérénité et une quiétude relative, un soutien mutuel et même quelques moments de plaisir à l’heure de l’apéro devant un bon feu de buches.

Dans cet univers, aucune place n’était laissée au hasard ou à l’incertitude, elles étaient toutes deux comptables de leurs vies et aucun grain de sable ne venait enrayer les rouages bien huilés de leur confort et de leur sécurité. Leurs loisirs étaient à leur image, sages et tranquilles, lecture et cinéma leur faisaient découvrir d’autres pays et d’autres vies que les leurs, elles craignaient toutes les deux les voyages et ses aléas et de manière générale préféraient éviter les risques, quelle qu’en soit la nature.

Rose avait aimé un seul homme, celui qu’elle avait épousé 70 ans auparavant et dont elle avait gardé le nom malgré son départ définitif au bout de 30 ans de mariage avec sa troisième maitresse. Elle ne lui en avait jamais voulu de ses coups de sabre dans le contrat matrimonial, indulgente et fidèle, attentive à ses « besoins d’homme », aimante et soumise, esclave de ses sentiments jusqu’à et par-delà la mort par fausse route et étouffement de celui qu’elle adorait comme un dieu et qu’elle n’avait jamais remplacé.

La vie sentimentale de Mel était beaucoup plus obscure et secrète que celle de sa mère et les rares tentatives d’interrogation de cette dernière s’étaient toutes soldées par un échec. Les quelques ami(e)s qu’elle recevait à la maison en étaient également pour leurs frais et, en mal de confidences, avaient cessé de s’y intéresser. Les visites s’étaient finalement raréfiées autant que les sujets de conversation et les relations s’étaient disloquées. Une seule de ses amitiés avait résisté au temps qui passe et aux sentiments qui s’effritent, peut-être parce que Milka habitait en Suisse – pays neutre et placide – et qu’elle compensait ses silences par un envoi régulier de chocolats de la marque Villars dont Mel faisait un usage raisonnable mais systématique après son repas du soir. La présence dans la boite aux lettres d’un petit paquet portant la mention de l’expéditeur « Milka de Torrente, place du petit Paradis, Fribourg, Suisse » suffisait à éclairer son visage, faire briller ses yeux bleu clair et ressortir ses taches de rousseur. Ces jours-là, elle cuisinait exceptionnellement à la place de Rose et sortait de la cave une des rares bouteilles de Gevrey-Chambertin « vieilles vignes » oubliées par son père à son départ.

C’est le lendemain d’une de ces soirées un peu plus arrosées et joyeuses que d’ordinaire, un mercredi fraichement ensoleillé de fin novembre, que survint le seul évènement au monde que n’avait pas anticipé Mel, la très prévoyante.

Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. Citation de Louis-Ferdinand Céline ; Voyage au bout de la nuit (1932)

Elle s’était réveillée plus tard que d’habitude à cause d’une insomnie de quelques heures au milieu de la nuit et s’étonna de ne pas avoir entendu le bruit des volets roulants que sa mère remontait en général vers 8h. Quand elle se leva pour aller faire couler son café à la cuisine, Rose n’y était pas non plus et Mel alla frapper discrètement quelques coups à la porte de sa chambre, entra sans bruit et découvrit sa mère allongée, le visage tourné contre le mur, dormant encore profondément. Elle ne comprit pas tout de suite, posa sa main sur son bras, sursauta violemment à son contact glacé, remonta la couette et s’assit au bord du lit pour lui parler doucement de la journée à venir, du temps clair mais frais qu’il faisait ce matin et voudrais-tu prendre ton café au lit pour une fois, je te l’amène, il est encore tout chaud, repose-toi encore un peu, maman, maman ?

La mort inéluctable de tout être vivant est l’évènement le plus prévisible de tous les évènements prévisibles et pourtant il faut bien souligner ici que ni Rose du haut de ses 96 printemps, ni Mel sa fille unique qui en avait tout juste 66, n’avaient évoqué cette éventualité, ce qui explique sans doute que Mel soit descendue préparer un café noir et un petit sablé nantais, qu’elle ait allumé France Inter, ouvert les volets, chassé le chat noir et blanc de la voisine, arrosé le pétunia et vidé le pot de compost, avant de s’asseoir lourdement dans un fauteuil en regardant son téléphone comme s’il allait se mettre à sonner pour lui annoncer une mauvaise nouvelle.

A midi, la voisine sonna, elle cherchait son chat, en voyant le visage défait de Mel, elle s’enquit de sa santé, Mel bégaya et s’affaissa lentement sur le carrelage beige du couloir, un grand trou noir devant les yeux. C’est ainsi que l’ambulance appelée en urgence par la voisine affolée, emmena deux corps, l’un tout à fait mort et l’autre inconscient, jusqu’à l’hôpital du secteur où les deux femmes furent prises en charge dans deux services heureusement différents.

Quand Mel revint chez elles deux, chez elle seule dorénavant, elle marchait encore dans un environnement cotonneux, irréel et flou dans lequel elle ne se reconnaissait pas et c’est la dame au chat noir et blanc qui fit toutes les démarches relatives à l’enterrement de Rose qui eut lieu dans le gigantesque et impersonnel cimetière de Thiais, tombeau 9035, allée 65 L. Elles n’étaient que deux, Mel et la voisine, à jeter une rose pour Rose, dans la fosse, sans un mot, elles ne savaient pas quoi lui dire. Elles se séparèrent très vite, mal à l’aise et regagnèrent chacune leur pavillon solitaire.

Pour voir resplendir l’aube, il faut traverser la nuit, Citation de Martine Pouchain ; Traverser la nuit, (2012)

Mel sortit de son grand trou noir aux premières fleurs de pêcher et au bruit de la sonnette du facteur en ce joli matin du mois de mai : encore étourdie de sa longue hibernation, les cheveux coiffés en pétard, toujours vêtue de sa combinaison/pyjama en pilou rose malabar, elle signa le récépissé du paquet de chocolats envoyé par son amie suisse, sourit, se remit au lit et termina la boite en une heure, les yeux brillants de larmes et de plaisir : un petit mot de Milka joint aux chocolats indiquait sa prochaine arrivée en région parisienne pour le week-end de l’ascension. Miel se leva, fit couler un bain, y rajouta quelques gouttes d’essence de lavande, clapota dans l’eau chaude jusqu’à ce que ses orteils soient tout à fait fripés, se recouvrit les jambes et les aisselles et le maillot de crème dépilatoire, les cheveux, de son dernier échantillon de soin repigmentant blond vénitien Éléonor Greyl, laissa reposer le tout encore quelques minutes puis rinça abondamment comme l’indiquait la notice, sortit enfin de l’eau, enfila son peignoir et pour célébrer son retour à la vie et aux chants des petits oiseaux, se servit un grand ballon de bourgogne-aligoté aux saveurs de noisette et d’épices douces qu’elle dégusta vautrée dans le grand fauteuil rouge qu’occupait Rose pour regarder la télévision.

Le ciel que découvrit Mel en remontant un peu plus tard les stores vénitiens lui apparut d’un bleu pastel parsemé de petits moutons bucoliques à souhait, l’air était léger comme un voile de mariée, des odeurs de pain chaud lui parvenaient de la boulangerie d’en face, elle vit émerveillée un nid de tourterelles dans lequel deux œufs de porcelaine rose pâle semblaient flotter sur les brins de paille. Elle exulta et mit à fond le CD Gang de Johnny Hallyday (paroles de Jean-Jacques Goldman) qui lui parut le plus approprié à son humeur du moment : qu’on me donne l’envie, l’envie d’avoir envie, qu’on rallume ma vie !!

Le 26 mai, le TGV en provenance de Lausanne prévu à l’arrivée en gare de Montparnasse à 16h 25 n’avait que quelques minutes de retard et Mel aperçût Milka la première ; les confinements successifs dus à la Grande Épidémie de Covid 19 avaient séparé les deux amies, la frontière suisse ayant été encore plus infranchissable pendant cette période malade que le mur de Berlin en d’autres temps. Milka n’avait pas changé cependant, sa tenue stricte et ses cheveux courts contrastaient avec l’arrondi de son corps et sa peau brune, son rire éclata à la vue de Mel et elle se précipita dans ses bras en lâchant brutalement sa grosse valise, manquant faire trébucher le cadre pressé derrière elle qui n’avait pas su anticiper son mouvement et qui lâcha un « conasse » sonore auquel lui répondit un majeur dressé et triomphant. Mel rit à son tour, embrassa son amie et les deux femmes reprirent bras dessus, bras dessous la ligne RER vers leur lointaine banlieue pavillonnaire, sans un regard pour le jeune cadre déchu de ses fonctions de mâle dominant.

Toutes deux se connaissaient depuis leurs années lycée, elles avaient fréquenté le même établissement, bu des verres dans le même café avec la même bande de copains et étaient devenues inséparables lors des cours optionnels de cinéma proposés en première littéraire. Par la suite, elles ne s’étaient jamais perdues de vue même si c’était devenu plus compliqué depuis l’installation de Milka comme urologue dans le célèbre Centre Hospitalier de Lausanne. Contrairement à Mel, elle n’avait pas encore pris la décision de prendre sa retraite, sa mère et une partie de sa famille vivaient encore en Martinique et elle hésitait à les y rejoindre. Le choix de Mel avait été moins difficile à prendre, elle n’avait jamais quitté Antony depuis le lycée et entre son studio et le pavillon de Rose qu’elle avait choisi de rejoindre, il y avait 250 m de distance et c’était le même climat…

Milka avait posé exceptionnellement deux semaines de vacances et elle comptait bien les passer auprès de son amie qui avait, pensait-elle, besoin d’une présence amicale et chaleureuse pour l’aider à traverser cette période de deuil qui s’avérait beaucoup plus difficile à supporter qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle s’était installée tout naturellement dans l’ancienne chambre de Rose qui donnait sur la rue. Mel avait gardé la sienne et appréciait de se réveiller aux airs de Philippe Lavil que Milka, plus matinale qu’elle, mettait à fond en préparant leur café crème. Elles allaient ensuite le siroter dans la petite véranda et préparaient leur journée qu’elles aimaient remplir selon le temps qu’il faisait, d’expos, de cinéma, de longues promenades dans les parcs parisiens et de thés gourmands. Le soir, un plateau télé sur les genoux, elles regardaient le journal télévisé puis l’une de ces séries addictives telles Downtown Abbey dont elles raffolaient toutes deux.

Leurs goûts divergeaient peu et quand elles se séparaient, c’était pour régler des affaires administratives ou des questions de santé : en cette veille de Pentecôte, il s’agissait d’un rendez-vous médical que Mel n’avait pas pu reporter, un simple contrôle annuel mais qu’elle avait dû prévoir six mois en avance, un rendez-vous avec un spécialiste relevant ici comme en Suisse d’un challenge qui ne laissait aucune place à l’improvisation. Elle allait devoir sacrifier son après-midi et ne rentrerait pas avant 17h de l’Hôpital Henri Mondor qui se trouvait à Créteil. Elle arriva finalement exaspérée à 18h30, un arrêt brutal de la ligne 8 pour cause d’accident mortel entre deux stations l’ayant encore retardée, rentra en nage et en trombe dans la maison puis se figea sur le seuil, la bouche ouverte et les yeux écarquillés.

Là où l’on s’aime, il ne fait jamais nuit, proverbe africain

C’est un peu comme si Valérie Damidot avait transformé son intérieur un peu défraichi et au look classico-vintage en une pimpante cabane de plage sur l’anse Grand Macabou au Vauclin : grande nappe de madras multicolore sur la table, gigantesque bouquet de fleurs d’hibiscus et de bougainvillées, musique bèlè sur la platine. Milka, radieuse, l’accueille deux verres de cocktail planteur à la main, l’invite à s’asseoir sur le vieux canapé en velours vert du salon et lui tend un petit paquet orné d’une rose en soie rouge, c’est pour toi, cadeau.

Dans le petit paquet, un très joli caillou monté sur une bague signée Tiffany, et voilà maintenant Milka à genoux devant son amie dont les joues ont pris la couleur de la rose en soie :
– Mel, ma belle, ma chérie, veux-tu m’épouser ?

– Oui, je le veux, Milka, je le veux depuis si longtemps. Je t’aime depuis si longtemps, tu m’as tellement manqué. Et la bouche de Mel se pose comme un oiseau de paradis sur la bouche de Milka.

Mel et Milka se marieront le 24 juin suivant, fête de la Saint-Jean, dans la lumineuse mairie d’Antony et répondront oui d’une seule voix à la question posée par Madame la Maire Voulez-vous prendre pour épouse… ? Elles vivront très vieilles et très heureuses dans leur jolie cabane de plage sur l’anse du Grand Macabou et leur jardin multicolore sera peuplé de strelitzias géants et d’oiseaux de paradis.

 

FIN

Nadia Nelson

 

 

 

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